Au cœur de la conscience de soi
 

Toute expérience consciente débute avec la conscience de soi.
Selon de récentes études, le sentiment du « je» émergerait d'une réaction du cerveau aux battements cardiaques.
 

Lorsqu'on entend « conscience », on pense immédiatement « cerveau ». Pour autant, ce serait une erreur d'oublier le reste du corps. Et en particulier le cœur ! De fait, dès le développement embryonnaire, le cerveau se construit avec le cœur qui bat. Jusqu'à la mort, il reçoit en permanence des signaux provenant du cœur. En observant l'activité cérébrale de volontaires, les neuroscientifiques ont découvert qu'à chaque battement cardiaque, le cerveau réagit en augmentant son activité dans plusieurs régions. Mieux, cette réponse cérébrale aux battements du cœur serait à l'origine de la conscience de soi. En 2007, une étude avait aiguisé la curiosité des chercheurs. L'équipe d'Olaf Blanke, neuroscientifique à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse, avait mis au point un dispositif de réalité virtuelle donnant l'impression aux volontaires d'être en dehors de leur corps. Voici l'illusion : la scène dans laquelle étaient plongés les participants montrait leur avatar, face à eux, le dos tourné, en train de se faire caresser le dos par une plume. Dans la réalité, les volontaires étaient eux aussi caressés dans le dos de façon synchronisée. L'ensemble des informations sensorielles étaient suffisamment cohérent pour créer chez eux l'illusion que le corps devant eux était le leur. Chez ces volontaires, la conscience de soi – du fait d'habiter son corps – avait été modifiée.

Or, en 2016, le neuroscientifique Hyeong-Dong Park, à l'EPFL, a remarqué que la crédibilité de cette illusion est fortement corrélée à l'amplitude des réponses cérébrales aux battements cardiaques (1). Un résultat qui faisait suite à une étude pionnière qu'il avait menée en 2014 au laboratoire de neurosciences cognitives computationnelles, à l'École normale supérieure, à Paris, sous la direction de Catherine Tallon-Baudry. Les neuroscientifiques avaient alors mis en évidence des liens entre la réponse neuronale aux battements cardiaques et la perception visuelle consciente. Dans une expérience consistant à diffuser à des volontaires des images de façon subliminale et supraliminale, ces derniers devaient rapporter s'ils avaient vu ou non le stimulus. Or, plus la réponse aux battements cardiaques était grande pendant la tâche, plus le sujet avait de chance de percevoir consciemment le stimulus (2). « La réponse neuronale aux battements cardiaques dans cette tâche pourrait être directement liée au soi minimal, au “ je ” du volontaire qui rapporte “ j'ai vu le stimulus ”, indique Catherine Tallon-Baudry. Il ne s'agit pas du soi corporel – correspondant aux limites de son enveloppe corporelle – , comme dans l'expérience de l'EPFL ; ni du soi réflexif, traduisant le fait que nous avons des réflexions sur nous-mêmes, mais d'une forme plus implicite du soi, liée au fait que chaque individu est le sujet de ses expériences subjectives. » Pour vérifier l'hypothèse selon laquelle la réponse neuronale aux battements du cœur constitue le socle de ce soi minimal, l'équipe invités à laisser vagabonder leur esprit pendant qu'on enregistrait leur activité cérébrale et leur activité cardiaque. « On les interrompait pour leur demander de rapporter si ce à quoi ils pensaient les concernait directement et à quel point ils étaient présents comme agent de la pensée, détaille la neuroscientifique. Pour donner un exemple, si un volontaire pense “ il pleut ”, alors il n'est pas vraiment engagé comme agent. En revanche, s'il dit “ je vais aller au supermarché ce soir  ”, il l'est. » Résultat : l'amplitude du signal en réponse aux battements cardiaques augmentait d'autant plus que les pensées se rapportaient au soi en tant qu'agent (3). Ce signal concernait en particulier deux régions du réseau par défaut (*) : le cortex cingulaire postérieur et le cortex préfrontal ventromédian, deux structures déjà associées au soi. « Nous avons contrôlé que la valence émotionnelle de la pensée [négative ou positive, NDLR] et le rythme cardiaque n'avaient pas d'influence sur ces réponses neuronales », précise Catherine Tallon-Baudry. Indépendamment du rythme cardiaque, ce qui conditionne la subjectivité est donc simplement le fait que le cœur envoie au cerveau des signaux auxquels il se réfère.

« Une autre dimension où le soi minimal est présent et qui nous constitue vraiment en tant qu'être humain, ce sont nos préférences, nos goûts », indique-t-elle. L'équipe vient de poster un article sur le site BioRxiv, dans lequel elle s'attaque à cet aspect intrinsèquement subjectif. Le principe : présenter successivement deux titres de film et demander aux volontaires de choisir leur favori tout en observant leurs réponses cérébrales par magnétoencéphalographie et en enregistrant leur rythme cardiaque. La veille, il avait été demandé aux mêmes personnes d'attribuer une note à ces films. Or les volontaires qui présentent les préférences les plus stables d'un jour à l'autre sont aussi ceux dont l'amplitude des réponses neuronales aux battements cardiaques est la plus importante (4). « Tout se passe comme si cette réponse du cerveau participait à la stabilité du soi », avance la neuroscientifique.

Le réseau cérébral concerné par ce soi minimal est vaste. On y retrouve le cortex somatosensoriel, associé à la représentation mentale du corps ; le cortex cingulaire, associé au mouvement ; l'insula, souvent mise en avant comme une région de convergence entre de nombreuses informations, y compris viscérales. Il n'y a donc pas une région unique de laquelle émergerait la conscience de soi. « C'est assez logique, argue Catherine Tallon-Baudry. Le soi minimal étant nécessaire à la conscience, il faut qu'il puisse émerger d'un grand nombre de structures cérébrales susceptibles de donner lieu à un traitement conscient de l'information. Cela se comprend aussi d'un point de vue évolutif : un tel système a plutôt intérêt à être redondant pour qu'une lésion dans une structure ne fasse pas disparaître la conscience. »

L'importance du cœur dans ce mécanisme pourrait s'expliquer par sa position centrale dans le corps humain. Dans le cerveau, l'information est représentée dans certains systèmes de coordonnées, que l'on appelle des cartes. L'information visuelle est par exemple exprimée dans des cartes sensorielles dont le centre est le regard. Si nous n'avons pas le sentiment que le monde change lorsque l'on tourne le visage, c'est parce qu'il existe d'autres régions qui encodent cette information, indépendamment de la position du regard. L'idée développée par Catherine Tallon-Baudry est que le cœur permet de donner un point d'ancrage commun à différentes régions cérébrales et donc à différentes cartes (orientation de la tête, regard, etc.). « Ce point correspondrait à la position des viscères par rapport au cerveau, qui ont l'avantage de peu bouger. En effet, le torse est l'axe central qui bouge le moins dans le corps humain. Le sentiment du soi, la subjectivité, naîtrait donc de ce système de coordonnées centré sur nos viscères. »

∎ Gautier Cariou